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L'évasion de Léon l'Horizon
Ho ! C'est toujours comme ça quand naît un arc-en-ciel. Que tu l'aies vu venir ou non, il est là face au soleil, surgi d'une bande sombre, comme une arche au-dessus de l'horizon. Il est le reflet du sourire terrestre dans un ciel gorgé de larmes : un pont entre ciel et terre, une gomme multicolore estompant les idées noires de Léo. Il cherche les arc-en-ciels, il va à leur rencontre.
On lui a conté un jour que là-bas, au pied de l'arc-en-ciel, il est un trésor. Et si c'était vrai ?
Léo est parti au soleil levant. C'est toujours à l'est qu'il a observé les plus beaux phénomènes. Après quelques heures de marche, il s'est arrêté dans un village pour remplir sa gourde. Un vieil homme le regardait.
- Bonjour, grand-père !
- Toi, tu n'es pas d'ici ?
- Si, je suis ici. Mais je vais là-bas, dit Léo en montrant l'est.
- C'est loin où tu vas ?
- Ça dépendra de l'arc-en-ciel. Je vais trouver le trésor.
- Viens avec moi, je l'ai ton fameux trésor et je vais même te l'offrir.
Léo, intrigué a suivi le vieil homme, sa canne et son chat jusqu'à un portillon de bois donnant sur un jardin d'abondance. L'homme a ouvert le robinet, s'est mis face au soleil et a fait jaillir un jet de gouttelettes en arc-en-ciel sur un pied de tomates.
- Regarde, petit !
De son doigt, il a tracé une parabole, sans lâcher son tuyau ; Léo a cueilli la tomate tiède et l'a croquée avec tendresse.
- Tu es bien sûr que tu y vas ?
- Oui, j'y vais.
Aujourd'hui Léo se sent léger comme une bulle de savon irisée. Léger car il n'a rien ; léger car il n'est rien, sans plus de valeur qu'un grain de riz et si peu chargé de passé : peut-être finira t-il par devenir un « on » ? Pour l'instant un drôle de zozo pas sorti de sa zonzon dorée qui avance comme une roue, tout autour de la terre, tout droit vers l'horizon.
Et l'ancêtre lui dit trois « Ho ! » : comme un encouragement donné à un cheval, comme une admiration, comme un doute.
- Merci pour le trésor, dit le jeune homme en tournant le dos au soleil couchant.
Ce matin-là, quand Léo s'est réveillé, l'horizon exprimait de son fond un ballon de feu. Le jeune homme est parti dans sa direction sans se retourner. En chemin, il a longé des vergers. Après avoir marché quelques heures, il s'est arrêté sur un muret. Il les a regardés, là-bas dans les pommiers.
Ils étaient trois, déjà usés par le temps : l'homme dans l'arbre, les pieds sur un escabeau, la femme courbée en deux et le chien couché à ses pieds haletant comme s'il prenait à son compte l'effort de ses maîtres. Léo avait tellement envie de croquer une pomme. Il s'est avancé dans le verger ; le chien a grogné puis est venu à sa rencontre en remuant la queue. La dame s'est redressée en se tenant les reins; l'homme a sorti sa tête de la végétation, laissant tomber un fruit.
- Bonjour, leur dit Léo en caressant l'animal, je voudrais bien vous aider.
- Tu as des papiers, une carte vitale ? demande l'homme.
- Je m'appelle Léo ; j'ai la force vitale et la volonté de vous aider.
- Hum ! Tu veux combien ? insiste l'homme.
- Mon sac n'est pas grand, cinq ça suffira.
- Cinq billets ?
- Non, cinq pommes.
L'homme et la femme se sont regardés, se sont rapprochés, se sont parlés. C'était bizarre, mais ils avaient mal au dos et le chien restait au pied du jeune homme : il lui avait apporté la pomme que son maître avait fait tomber. Le jeune homme l'essuyait avec un mouchoir.
Ils ont dit d'accord. Léo a ramassé beaucoup de pommes, en a croqué quelques unes.
A la fin de la journée, la femme est allée chercher une bouteille de cidre de l'année précédente ; l'homme a débouché du vin local. On a trempé la soupe et on a posé des questions, on a mélangé des tranches de vies de Pierrot, de Jeanne et de Léo. Quand Léo a dit le but de son voyage, l'homme a plissé ses yeux et l'a entraîné dehors.
- Regarde là-bas.
Loin, à l'est, on voyait une colline et sur cette colline un arbre unique.
J'ai grandi dans cette ferme. Toute mon enfance, je me suis demandé ce qu'il y avait derrière cette colline, de l'autre côté de l'horizon. L'arbre que tu vois là-bas était pour moi le bout du bout du monde et quand venait un arc-en-ciel, il semblait toujours le couronner. A onze ans, je suis parti un matin, comme toi, avec presque rien. J'avais en tête l'histoire de cet enfant qui demande toujours ce qu'il y a de l'autre côté de la montagne.
- Tu la connais ? demande t-il à Léo qui secoue la tête de gauche à droite. Le vieux Pierrot se met à conter.
- « Et de l'autre côté de la montagne, y a quoi ? ». L'enfant pose la question souvent, les adultes éludent toujours et lui veut savoir. Quand il arrive au sommet, il voit en contrebas un monstre tentaculaire aux mille yeux. Plus il s'approche de lui, plus le monstre rétrécit ; quand il est si petit qu'on peut le prendre dans la main, le garçon demande « qui es-tu ? » et le monstre répond « ta peur ».
A la fin de la journée je suis arrivé au pied de l'arbre et l'horizon s'était déplacé sur une autre colline. C'est là que j'ai su que j'étais grand et le monde plus grand encore. Je suis rentré avec la certitude qu'il n'y avait rien à chercher ailleurs mais tout à trouver ici.
- C'est vrai ! J'en suis sûr aussi. Mais ce qui m'intéresse, c'est le chemin : en avançant j'en force les secrets. Je sais bien, comme l'a dit le poète, que « les horizons aux horizons se succèdent ».
- Ne fuis-tu rien ?
Léo a gardé la question pour y réfléchir sur le chemin. Au bout, l'horizon était bouché par du minéral : une ville. Pour la transition, Léo s'est installé dans un parc. Fatigué, il s'est allongé sur un banc, son sac sous la tête en guise d'oreiller. Il s'est assoupi. A son réveil, il a senti une présence. A sa tête, une vieille dame en robe violine le regardait. Autour, d'autres bancs étaient vides mais elle était venue s'asseoir là, comme pour veiller sur le dormeur. En se relevant, Léo lui a souri ; il a sorti une pomme de son sac, l'a frottée scrupuleusement et a mordu dedans. Sa voisine le regardait avec bienveillance.
- Croque la vie, mon petit !
Il a sorti une autre pomme rouge et or et avec son couteau a découpé un ruban tout autour du fruit, d'un pôle à l'autre puis quelques tranches fines qu'il a déposés sur une feuille d'érable. Il a offert le tout à la vieille dame qui a mordu dedans avec gourmandise.
- J'en croquai tant...
- Des pommes ?
- - Oh, des hommes aussi... Que fais-tu de ta vie ? Tu es S.D.F. ?
Oui, je suis seul, déterminé et un peu fou : je suis voyageur.
- Tu vas où ?
- Vers l'est rejoindre le pied d'un arc-en-ciel.
- J'y allai souvent autrefois.
- Voudrez-vous me raconter ?
- Un jour... Mais j'aimerais surtout que tu me racontes. Des mémoires, tu t'en nourriras à chaque pas, alors que moi, du présent jeune en appétit de vie, je n'en goûte pas tous les jours. Quant à ma mémoire, évaporée comme tant de rêves au petit matin... Pour ce soir, je t'invite, si tu veux bien : c'est à côté.
Ils ont traversé le parc bras-dessus bras- dessous.
- C'est joli chez vous.
Je vins habiter dans cet appartement avec mon époux, à la fin des années 1950. Nous eûmes trois enfants. Mon mari mourut et je partis comme toi, seule, déterminée et un peu folle, tout autour du monde, en direction de l'horizon pour rejoindre le pied d'un arc-en-ciel. Je collectionnai les souvenirs, je trouvai quelques réponses et quand j'eus envie de revenir, je retrouvai le même appartement. Trente ans après.
Léo écoutait la vieille dame. Il ne pouvait lui donner d'âge. Quelque chose l'intriguait dans sa façon de parler. Pendant qu'elle lui préparait du thé, il se répétait les phrases de son hôtesse et comprit : elle parlait au passé simple.
Léo voulait dire quelque chose, mais les mots se bousculaient, et comme ils étaient certainement moins beaux que le silence, il n'a rien dit. Mais la vieille dame attendait, tranquille. Alors il a remonté le temps : il a raconté l'arbre sur la colline et l'homme qui ne l'avait pas dépassé, la tomate au pied de l'arc-en-ciel, fruits de la complicité entre l'eau et le soleil.
Il est remonté jusqu'au petit garçon du miroir de sa chambre qui gardait sur sa rétine les images terribles de sa vie : le tableau de sa mère dans la voiture broyée était resté des mois jusqu'à ce que l'enfant contemple un arc-en-ciel. Au début personne n'avait fait le rapport entre l'image effacée et le phénomène météo. Au collège, à partir du 2 avril 1993, personne ne pouvait le regarder dans les yeux sans voir un quadragénaire moustachu se balancer au bout d'une corde. Son camarade, que ce jour là il avait pris le temps de raccompagner, a vu le père pendu se diluer pendant qu'ils regardaient un double arc-en-ciel. Léo racontait à la vieille dame comment il ne pouvait regarder la télévision au risque de voir s'imprimer dans ses yeux des images de guerre, des visions d'horreur...
Alors à son tour elle lui a conté son passé à elle, de plus en plus épuré, de plus en plus simple. Il semblait lui aussi se diluer dans l'espace comme l'arc-en-ciel. Il en restait des impressions, des histoires qu'elle avait si souvent répétées qu'elle n'en distinguait pas la réalité de la fiction.
- Tu dois inventer ta vie pour qu'elle soit intéressante à raconter, lui chuchota t-elle avant d'aller se coucher.
Les soirées étaient douces et les rêves trouvaient là un bon accueil. Cette nuit là, Léo rencontra une jeune femme voilée. Elle l'invita dans son palais où tout ne fut que plaisir et assouvissement des désirs. Dans son rêve, Léo s'endormit mais à son réveil la belle s'était envolée. Sur l'oreiller, un mot.
- « Amour, tu peux continuer ta route ou rester ; si tu m'attends, tu peux aller où bon te semble, sauf dans la dernière pièce ».
Léo entra dans la première, tendue de velours pourpre. Il s'y voyait comme dans un miroir, avec son amoureuse : leur désir et leur jeunesse étincelaient. Il s'apprêtait à sortir par la même porte quand il en aperçut une autre. Il pénétra la deuxième chambre tapissée de tentures orangées. C'était un champ de tournesol épanouis et au milieu des fleurs, une adolescente rêvait, belle comme un soleil. Le jeune homme traversa la pièce sur la pointe des pieds et franchit la troisième porte. La lumière l'éblouit : une fillette blonde jouait, dans une robe jaune, pleine d'insouciance et d'oubli. Elle ne l'entendit pas. Il se hâta vers la quatrième porte. Il remarqua tout de suite que la pièce était plus petite : on était comme dans un aquarium verdâtre avec dans un berceau, un nouveau né. Pour ne pas le réveiller, il poussa la cinquième porte : la peinture de la pièce, légèrement défraîchie, était pastel. Sur un fauteuil à bascule se reposait une femme au regard lointain et triste. Elle était encore belle et semblait osciller entre ses hiers et ses demains. Il passa son chemin pour pénétrer la sixième pièce.
Un vieux papier peint couvert d'iris éternels diffusait une lumière mauve ; la vieille dame dans sa robe violine cherchait ses souvenirs dans un miroir ébréché. Léo poursuivit son chemin. Il n'avait pas compté. Il entra dans la dernière chambre, minuscule, à peine un débarras. On n'y distinguait pas grand chose tant la lumière était étrange, bleue violacée. Au milieu, un lit juste drapé de blanc. Quand il sortit de là, avec une sensation de malaise, il s'effaça devant la vieille dame au regard vide : elle allait se coucher. Puis il croisa chaque femme qui changeait de chambre : aucune ne l'a regardé.
Quand il s'est réveillé, la maison était habitée de silences. Sur la table de la cuisine, un mot : « Tu peux encore rester, mais je me doute que tu repars. Ne nous disons pas au-revoir. Bon voyage Léon l'Horizon ! Reviens nourrir ma mémoire de tes histoires. »
Il a un nouveau nom, ça lui plait bien. II met le chemin sous ses pieds, sans se retourner, mais en étant sûr que la vieille dame le regarde partir. Plus le jeune homme s'éloigne, plus ses traits deviennent nets et simples et longtemps après elle le distinguera comme une silhouette d'homme dans un mégalithe ou un nuage. Elle ne le quittera pas du regard. Jamais.
Léo sur la place, ferme ses yeux gorgés de larmes et là juste sous ses paupières, un arc-en-ciel. Il est maintenant cet horizon qu'il ne cherchera plus ni à atteindre ni à fuir.
Au coin de la rue, un bar. Un expresso, merci. Il noircit son carnet. Urgence ! Une histoire d'orphelin qui ce jour là ne prend pas le temps de raccompagner son camarade de collège, arrive chez lui et trouve son père en larmes à côté d'une corde. Un jus de pommes, s'il-vous-plaît. Il raconte comment il a regardé son père, lui a tendu un mouchoir, a été tranquillement ranger la corde dans l'atelier et a dit : « viens, on part !». Un ballon de rouge, c'est possible ? Puis il narre la longue marche sous la pluie, un rayon de soleil et l'arc-en-ciel. Vous me remettrez ça ...C'est alors que son père chante et danse sa joie de vivre, le prend dans ses bras et lui dit son amour.
La porte est maintenant ouverte. Léon l'Horizon sera immortel, au moins le temps que durera sa vie.
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