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La chouette histoire de Saint-Loup

Vous ne connaissez pas Saint-Loup ? Rebaptisé un jour Saint-Loup-la-Muette, à cause du silence. Un silence de neige même en plein été, à l'ombre de son fameux tilleul hors d'âge. Le matin, sous sa ramure, les badauds badent et les marchands marchandent. A l'heure de la sieste, les bonnes femmes troquent leurs recettes pour une vie meilleure, un jour à l'endroit, un jour à l'envers, donnant des réponses là où il n'y a pas toujours de questions. Après l'école, sous l'ombre sereine, les enfants goûtent avant d'aller jouer ou s'enfermer pour les devoirs.
Quand les ancêtres et les écoliers sont repartis à l'ombre de leurs murs pour cuisiner les légumes du jour ou les mots nouveaux, il reste quelques adolescents décalés. Débarqués du bus, ils s'installent sur les dossiers des bancs publics désertés et appréhendent leur monde à cet instant : un monde de savoirs mal digérés, un monde de conflits et de sentiments pas exprimés. Car il leur manque les mots. Ils les cherchent dans le slam, le rap et autres déluges verbaux qu'ils tendent à s'approprier. Ils les cherchent le plus souvent, au risque de s'y égarer, au creux d'eux-mêmes. Mais leur stock de vocabulaire, léger, inoffensif sauf pour quelques oreilles adultes, est vite limité.
A l'heure de l'apéro, les messieurs imbibés de leurs heures de labeur, prennent le frais d'un ballon de rosé et parlent de la société. Sûrs d'eux et de leurs doutes, ils causent, rient plus fort que les voisins et s'enivrent de leurs propres paroles.
C'est un chassé-croisé de générations. Chacune avec ses mots, ses rires, ses regards : un concerto nuancé où parfois les voix tonitruent et dissonent comme un orchestre en train de s'accorder.
Vers vingt heures, l'arbre sirote le silence. Enfin, une sorte de silence... Et patiente jusqu'aux chuchotements lascifs des amoureux de la nuit.
Ainsi se sont écoulés les jours et les demi-siècles autour du vénérable. Jusqu'au jour où.... Seuls ont changé les costumes aux entournures et quelques tournures de phrases. L'arbre n'a jamais été seul. Quand il n'était pas entouré, il était habité : une famille de chouettes y vivait depuis des générations.
Donc ce silence....Cet été-là, à Saint-Loup, s'est produit quelque chose de bizarre, et même d'assez effrayant. Les habitants se sont mis petit à petit à chercher leurs mots. C'est la jeune Marion qui l'a énoncé pour la première fois : elle ne pouvait plus dire son amour à Valentin. Elle prononçait un mot tendre une fois et quand elle voulait le redire parce qu'il tintait doux à leurs oreilles et à leurs coeurs, hop ! il s'était comme volatilisé. Ainsi il fallait être très inventif pour échanger des tendresses verbales.
- Que tu es benne ! susurrait Valentin
- Comme j'ai envie de te carrosser...répondait Marion.
Au début les amoureux ont cru à un problème personnel, psychologique.
Et puis les mamans elles aussi se sont rendu compte qu'elles ne pouvaient plus appeler leurs enfants par des noms gentils. Fini les mon trésor ou mon coeur. Même les mots gentil ou sage avaient disparu. Ce n'était pas commode du tout. Il fallait dire : « tu as été correct à l'école ?». Pas très chouette ! Les enfants devaient appeler leur maman par leur prénom et même certains prénoms avaient eux aussi disparu. Louise a dû ressortir son deuxième nom de baptême, Victorienne, qui lui plaisait beaucoup moins.
Les messieurs ont été les suivants à constater qu'il manquait des mots. Quand ils discutaient politique, ils ne pouvaient plus parler ni de démocratie ni de paix par exemple, sauf à utiliser des définitions ou des périphrases. Ce qui rendait les conversations bien périlleuses. Quand M. Machin voulait soutenir sa thèse selon laquelle la démocratie est garante de la paix, il fallait qu'il dise quelque chose comme : Le phénomène social égalitaire, dans lequel le peuple est souverain et détient le pouvoir collectivement me paraît être une garantie de l'absence de violence entre groupes humains....
Les adolescents en ont pâti plus tard encore. C'est vrai que pour les mots d'amour, ils n'ont pas été handicapés car ils ne les expriment pas, ils les pensent.
Pourtant, quand un certain nombre de mots de la langue courante ont disparu, ils ont été gênés comme les autres. Ils avaient la solution, parfois éphémère, de les mettre à l'envers, de les dire en anglais ou de les énoncer si vite et si collés les uns aux autres que les mots ne pouvaient se détacher de leur parole.
Quand la communication est vraiment devenue difficile, nous nous sommes réunis. C'était la fin du mois de juillet. Beaucoup d'entre nous avaient des idées sur la question. Certains avaient cru remarquer que ces lacunes verbales ne se produisaient qu'à l'ombre du tilleul. Mais les amoureux et les adolescents démentaient car il leur était arrivé de perdre des mots dans d'autres lieux ; ils n'ont pas toujours précisé où. En ce qui concerne les jumeaux Verdant, tout le monde sait que c'est dans le grenier de la grange chez leur grand-père qu'ils partagent leurs rêves de voyage et leur amour de la musique. Eh bien les mots qui d'habitude suffisaient à les émouvoir s'étaient dispersés. Fffuit ! De plus, fait très étrange, le violon de Julien avait perdu son si bémol : il était parti en réparation.
Mais si un luthier peut remettre une note à un instrument, ce qui n'est pas certain, comment réintroduire les mots dans les gosiers des villageois ? Certains ont dit qu'il fallait d'abord trouver la cause de cette disparition. Quelle était la priorité ? Trouver un coupable semblait compliqué. Il y avait urgence à récupérer des mots agréables à dire. Une jeune fille a proposé la danse, un jeune homme le mime. Pour les scènes d'amour, à la rigueur, pour inviter les copains à boire un coup, pourquoi pas, mais pour parler politique ? Non, il fallait absolument retrouver les mots.
On ne pouvait plus dire que des phrases sèches et même agressives, persuadés qu'on était que l'autre en face mettait de la mauvaise volonté à comprendre ce qu'on s'efforçait à lui dire. Et donc, de mots perdus en paroles arides, on en était venu à se taire. D'où le silence assourdissant qui nimbait ce village sans histoire. La rumeur l'avait rebaptisé Saint-Loup-la-Muette. Jusqu'au jour où le mot Loup a été imprononçable. Par la magie de la contrepèterie, nous vivions désormais, solidaires, à Saint-Mou-la-Luette.
L'idée la plus facile à réaliser est venue de Noémie, 13 ans.
- Ecoutez, les mots, si on ne peut pas les dire, on n'a qu'à les écrire !
Alors chacun est parti chercher du papier et des stylos et nous nous sommes tous mis à écrire les mots qui nous manquaient. Le maître a eu l'idée de les accrocher à l'arbre avec des ficelles. Désormais quand l'un de nous voulait parler, il lui suffisait d'emmener son interlocuteur devant le mot suspendu. Evidemment ça donnait des conversations très mouvementées. Mais de parlottes en palabres, on connaissait l'emplacement des mots principaux et il suffisait de pointer le doigt dans telle ou telle direction pour que l'on se comprenne. Enfin presque.
Cependant, un soir d'orage a anéanti tout ce travail. Il a fallu recommencer. Plus solide. Justin est parti dans son atelier ; quelques bruitages plus tard, il est revenu avec le mot amour pyrogravé. Il l'a fixé solidement avec une ficelle de chanvre. Cécile, Camille, Romain, Monsieur Pierre et même la vieille Joséphine, tous s'y sont mis. On a peint, on a sculpté, on a gravé, on a modelé. Les mots ont ressuscité du bois, de la terre ou du fer. Monsieur Germain a présenté le mot VIN en allumettes collées. Des artistes méconnus sont nés pour des mots égarés.
Simone a brodé plaisir sur un vieux drap de lin. Le boulanger a fait lever espoir. Quand quelqu'un a osé dire que son mot serait mangé par les oiseaux ou mouillé par les orages d'août, il a simplement répondu que son art était comestible et éphémère et que le mot pain représenté par ses miches avait autant de valeur que le mot espoir.
Bref cet été-là a été bien occupé par la confection de mots solides et indispensables. A Saint- Mou on ne parlait pas pour ne rien dire. On allait à l'essentiel. L'écho de notre oeuvre commune a franchi les collines environnantes. Les gens venaient de loin pour voir notre arbre décoré. Pour entendre notre silence. Comme ils étaient avertis de l'étrange maladie de notre village - et si c'était contagieux ?- les touristes étaient le plus souvent taiseux, compatissants et admiratifs. Le curé du village voisin nous a offert le mot Dieu en cire. Le père Rémi l'a accroché gentiment jusqu'à ce qu'il trébuche sur une racine et laisse échapper un juron : aucun doute, Dieu ne faisait pas partie des mots manquants.
En septembre, l'école a repris. Avec les beaux jours de cette fin d'été, l'instituteur emmenait ses élèves à l'extérieur pour des leçons de sciences naturelles. On allait dans les bois, constituer des herbiers, reconnaître des traces d'animaux, ramasser des têtards dans la mare pour les voir se transformer dans l'aquarium de l'école. Ce matin-là, premier jour de l'automne, il faisait un peu froid, et le maître a décidé de donner une leçon sur les oiseaux nocturnes.
- Avez-vous remarqué, sous le tilleul, des boules grises ?
- Oui, Maître, ce sont des pelotes de déjection, a dit Antoine qui sait tout.
- Pelotes de réjection, a corrigé le Maître.
- Eh bien, nous allons aujourd'hui en ramasser et les étudier.
- Mais c'est les crottes de chouettes, berk, s'est exclamée Framboise.
- Pas du tout, c'est ce qu'elles rejettent après avoir digéré, a répliqué Antoine.
- Alors, c'est du vomi... »
On a tous ri et le maître a dû se fâcher et nous menacer de nous priver de sortie.
Nous avons récolté les pelotes. Nous les avons mises à tremper dans de l'eau tiède. Le lendemain, sur nos tables, le maître avait disposé des assiettes en carton blanches, des pinces et des aiguilles. Nous nous sommes installés pour les ouvrir. Le Maître nous a montré comment les manier délicatement et en extraire les résidus.
- Le plus souvent, vous trouverez des os de mulots, la friandise de la chouette effraie, nous disait-il en disséquant la pelote.
- Ce ne serait pas plutôt une hulotte ? a proposé Antoine qui sait tout.
Le Maître a répondu que non, qu'elle était plus petite ; qu'elle avait un coeur blanc au milieu de la figure et qu'on entendait cr-ûûûûûûûû. Donc, c'était une chouette effraie.
Nous nous appliquions tous. C'est Baptiste qui le premier a trouvé.
- Maître dans ma pelote, à part un crâne de musaraigne, il y a des lettres : un I, un O et un J.
Le maître s'est assis tout pâle.
- C'était donc ça ! Regardez, les enfants, c'est le mot joie, s'est-il exclamé.
- Ou le mot joli, a suggéré Nicolas.
- Tu as raison, a soupiré l'instituteur.
Nous avons redoublé d'attention. A nous tous - vingt-six élèves- on a retrouvé une bonne collection de mots perdus. Pas toujours complets, à croire que certains parlent en faisant des fautes d'orthographe. Le maître a sorti une grande feuille de Canson. Nous avons disposé toutes les lettres dessus. Ensuite nous avons reconstitué les mots en se mettant à la place de la chouette.
- Tiens, l'oiseau vole les mots les plus chouettes, a dit Anabelle qui plaisante toujours.
Et c'était vrai. On ne s'est jamais autant amusé. Du coup la leçon de sciences s'est transformée en jeu de vocabulaire. Soudain le maître a sorti un grand cahier et a lu solennellement :
- Déclaration Universelle du Droit des Mots - Article 4 : Nul n'a le droit de tenir un mot en servitude ou d'en interdire l'emploi, quelle que soit la raison.
En reposant ses lunettes, il nous a tous regardés les uns après les autres :
- Qu'on se le dise !
Avec ces mots, nous nous sentions tous responsables. Oui mais après ? Il s'agissait désormais de rendre les mots à la communauté et d'empêcher la chouette de nuire. Afin de briser ce silence qui commençait à nous embrouiller l'âme.
- Et si on la gavait avec les mots qu'on a trouvés... a suggéré Maïa dont les parents sont éleveurs de canards.
Nous avons tous ri mais le maître a retenu la proposition. Il a demandé à chacun de nous de recopier un ou deux mots sur le tableau et il a fallu écrire des phrases avec tout ça. Jérémy a composé un poème.
On veut la vie, on veut les mots,
les mots du vent, du vent de vie
la vie qui vole, qui vole du temps,
qui vole les mots,
qui ne disent pas la vérité
les mots qui cachent, les mots qui mentent,
les mots qui volent, qui veulent la vie
qui veulent le temps,
le temps de vivre, vivre ses maux.
Nous avons tous voulu faire comme lui. En tout cas, certains d'entre nous ont vraiment écrit de jolies phrases. L'après-midi, après avoir récupéré un vieux drap que nous avons disposé sous le tilleul, nous y avons dit nos textes. Le maître nous a fait travailler sur la voix, le ton et le rythme : il fallait soit chuchoter, soit crier. Nous devions prendre des accents, parler très lentement ou le contraire. Parfois ça ressemblait à du rap. On a joué des rôles : le loubard ou le seigneur, la vendeuse de poissons ou la baronne. A la fin, personne ne lisait plus, on improvisait.
Les grands-mères nous ont regardés en hochant la tête et en souriant. L'instituteur leur a expliqué ce que nous essayions de faire :
- La chouette va faire une indigestion. Elle sera si dégoûtée de mots qu'elle n'aura plus envie de nous les voler.
- Vous croyez que ça va marcher ? En tout cas, vos petits ont l'air de bien s'amuser. Bah, comme on dit de l'homéopathie, si ça fait pas du bien, ça peut pas faire de mal...a répliqué l'une d'elles.
Nous avons continué le jeu bien après l'école. Quand les collégiens et les lycéens sont descendus du bus, ils se sont joints à nous. Notre jeu leur a plu et à nous tous, on a improvisé dans notre village, une soirée slam. Quand nous avons été essoufflés, quelques adultes ont dit des poèmes et les vieux se sont mis à conter.
C'était une très belle journée dont tout le monde se souvient.
Le lendemain, nous avons de nouveau ramassé les pelotes. On y a trouvé encore quelques reliques lettrées. Il a fallu recommencer à gaver la chouette de mots, par petits groupes. Dès le lendemain, elle semblait enfin écoeurée : elle avait fait une indigestion de vocabulaire.
Saint-Mou est redevenu Saint-Loup-la-Muette, le village des mots perdus et retrouvés. Quand l'un de nous bafouille, si quelqu'un ne trouve pas ses mots, on a un regard vers le tilleul. Gare à la chouette !
En tout cas, à Saint-Loup, beaucoup plus fréquemment qu'avant cette histoire, on savoure... le silence.
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